Lettre d'un soldat à ses parents le 26/12/1914
« Mes chers Parents, encore 36 heures de tranchées de faites, mais celles-ci se sont passées dans des conditions particulières que je vais vous raconter.
Nous étions à 25 m des tranchées allemandes. Ceux que nous relevions nous dirent: qu'ils n'avaient pas tiré un seul coup de fusil depuis 36 heures. C'était sensément un accord entre nous et eux. Dans la journée, j'avais entendu dire qu'ils nous avaient causé, échangé des journaux et même des cigarettes.
Je ne voulais le croire...
Au jour, je risque un œil par dessus la tranchée, enhardi par le calme qui régnait des 2 côtés. Je recommence à regarder plus attentivement et à mon grand étonnement, j'aperçois un Bavarois sortir de sa tranchée, aller au devant d'un des nôtres qui lui aussi avait quitté la sienne pour échanger des journaux et une solide poignée de main. Le fait se renouvela plusieurs fois. Un Alsacien qui se trouvait près de nous échangea avec eux une courte conversation par laquelle les Bavarois lui apprirent qu'ils ne voulaient plus tirer un coup de fusil, qu'ils étaient toujours en première ligne et qu'ils en avaient assez.
Ils nous ont prévenus qu'ils seraient bientôt relevés par les Prussiens et qu'alors il faudrait faire bien attention, mais qu'avec eux il n'y avait rien à craindre. En effet, ça fait 4 ,jours qu'à 25 m l'un de l'autre il ne s'est pas échangé un seul coup de fusil.
Nous étions amis des 2 côtés, bien sincères, et quand notre artillerie tirait sur leur ligne nous étions ennuyés pour eux et s'il avait fallu aller à l'assaut de leurs tranchées, je ne sais pas ce qui se serait passé. .
Dans la dernière attaque que nous avions faite, une vingtaine de nos morts sont restés,à quelques pas de leurs tranchées. Très poliment, un officier nous invita à aller les chercher. mais nous avons refusé ...
Ils ont soigné nos blessés sans les faire prisonniers, l'un d'eux fut soigné pendant 5 jours.
Vers le soir, c'était le 24, un Bavarois remit une lettre que notre capitaine conserve précieusement, elle était conçue ainsi, autant que je m'en rappelle: "Chers Camarades, c'est demain Noël, nous voulons la paix. Vous n'êtes pas nos ennemis. Nous admirons la grande Nation Française. Vive la France, bien des salutations. Signé: les Bavarois dits les Barbares".
La nuit vient interrompre nos échanges amicaux et minuit approchait quand, tout près de nous on entendit chanter au son de flûtes et d'un harmonium. C'étaient les Bavarois qui fêtaient Noël. Quelle impression ! D'un côté des chants religieux, de l'autre la fusillade, et tout ça sous un beau clair de lune en pleins champs, tout recouverts de neige. Quand ils eurent fini nous poussâmes des hourrah, hourrah ...
A notre tour, le Capitaine le 1er, nous entonnâmes d'une seule voix: Minuit Chrétien, puis il est né le Divin Enfant. Ils nous écoutèrent, puis eux poussèrent des applaudissements et des bravos. Enfin, trois qui savaient très bien l'Allemand chantèrent deux cantiques en chœur avec les Bavarois.
On m'aurait raconté cela je ne l'aurais pas cru, mais les faits sont là et ils se produisent un peu partout, mais malheureusement, ne serviront à rien...
Cette lettre vous parviendra peut être l'année prochaine, dans cette circonstance je m'empresse de vous offrir mes meilleurs vœux pour 1915. J'espère que cette 'année reconstituera tout ce que 1914 a détruit, bonheur, foyers et espérances, et qu'elle apporte la paix, le travail et la récompense tant méritée par les sacrifices que cette guerre nous a forcés à faire.
J'aurais voulu vous écrire hier, mais nous avons été obligés d'aller nous réfugier dans la cave, à cause des percutants qui tombaient dans Villers aux Bois, petit pays où nous nous reposons, avant d'aller aux tranchées.[…]
Merci encore de toutes vos bontés. Recevez, mes chers Parents, mes meilleurs vœux de bonheur et de santé pour la nouvelle année et mes plus sincères baisers[…].
Votre fils qui vous aime. »
Marcel Decobert, lettre à ses parents, Document multigraphié intitulé « F.M. Franchise Militaire ».
Marcel Decobert est né en 1893 et a été appelé en 1913, incorporé au 69° RI, régiment appartenant à la 11° Division au sein du XX° Corps d’armée, corps estimé comme d’élite et commandé en 1914 par le général Foch.
Il raconte ici son expérience de la « trêve de Noël » 1914.
Les fraternisations, accords tacites, arrangements entre ennemis et manifestations du « Live and let live » (« vivre et laisser vivre ») ne concernent pas que la période de Noël 1914.
Ces faits constituent un phénomène récurrent et structuré tout au long de la guerre, comme l’ont montré les contributions de Rémy Cazals et Olaf Muller à M. Ferro (et al.), Frères de tranchée (Paris, Perrin, 2005).
Avec la collaboration de Yann Prouillet, on peut dresser un inventaire rapide des moments et des circonstances de ces ententes et accords, à travers des textes contemporains de combattants.
Tiré du Collectif de Recherche International et de Débat sur la guerre de 1914-1918